Écoutez le peuple du Pérou !

Par Javier Jahncke, Comisión Episcopal de Acción Social

La police antiémeute a été déployée en réponse à de nombreuses manifestations de rue au Pérou, où l’état d’urgence a été déclaré pour un mois. (Red Muqui)

Le nouveau gouvernement du Pérou a imposé un état d’urgence le 14 décembre 2022, accordant des pouvoirs très étendus à la police et suspendant de nombreux droits civils. Il s’agissait d’une réponse aux manifestations massives et souvent violentes qui ont éclaté après la destitution de l’ancien président Pedro Castillo.

Originaire du mouvement ouvrier, M. Castillo a suscité beaucoup d’espoir dans le milieu progressiste lorsqu’il a battu de justesse la candidate de droite Keiko Fujimori lors des élections de juillet 2021. Cependant, il a rapidement été perçu par beaucoup comme étant embourbé dans la corruption et le despotisme. Il a été destitué par les législateurs le 7 décembre, après avoir tenté de contourner sa propre mise en accusation en dissolvant le Congrès, une manœuvre qualifiée d’autocoup d’État.

M. Castillo a été remplacé par l’ancienne vice-présidente Dina Boluarte. Son refus de convoquer les nouvelles élections que beaucoup réclament a provoqué l’intensification des manifestations. À la fin de la semaine dernière, celles-ci ont entraîné le blocage des frontières et l’évacuation des touristes. Mme Boluarte a depuis annoncé qu’elle allait remplacer le premier ministre et remanier son cabinet.

Par ailleurs, la Conférence épiscopale du Pérou a condamné la violence et plaidé pour un dialogue pacifique (voir déclaration en espagnol). Le coordinateur national pour les droits de l’homme, dont la conférence épiscopale est membre, a également exhorté le président Boluarte à convoquer des élections immédiatement (voir déclaration en espagnol). Alors que les troubles ont déjà fait 20 victimes, le pape François a prié pour la paix au Pérou.

Dans cet éditorial, maître Javier Jahncke réfléchit à ces événements politiques, au schéma dans lequel ils s’inscrivent et à leurs implications plus larges. Il conseille aux responsables de son pays d’écouter le peuple pour changer.

M. Jahncke est avocat spécialisé dans les droits de la personne auprès de la Comisión Episcopal de Acción Social (CEAS, Commission épiscopale d’action sociale), un organisme partenaire de Développement et Paix ― Caritas Canada.


Au cours des quatre derniers mois, j’ai eu l’occasion de voyager longuement dans le nord et le centre du Pérou ainsi qu’en Amazonie, en compagnie de nombreuses communautés et patrouilles paysannes. Nous avons également écouté les analyses des équipes pastorales à travers le pays. J’ai été surpris lorsque, d’abord, au milieu d’une réunion d’organisations sociales, nous avons appris l’« autocoup d’État » de l’ancien président Pedro Castillo, puis sa destitution.

En fait, cet événement m’a rappelé la surprise avec laquelle la classe politique de Lima ainsi qu’une grande partie de la population avaient réagi après l’élection de M. Castillo, surtout après le premier tour.

Pour répondre à de telles surprises, qui se produisent de manière cyclique dans la sphère politique de notre pays, il faut changer notre perspective individualiste de la vie, selon laquelle nous ne recherchons que notre propre bien-être. Cette logique imposée et promue par les médias corporatifs est celle du « je vais de l’avant et rien d’autre ne compte ».

Cette logique ignore ce qui est suggéré par M. Aguedas dans El zorro de arriba y el zorro de abajo1, par M. Alegría dans El mundo es ancho y ajeno2 et par la Commission de la vérité et de la réconciliation dans son rapport3 : qu’il existe deux pays parallèles au Pérou.

Les femmes et les hommes du Pérou ont été systématiquement rejetés, oubliés, déplacés et considérés comme des citoyennes et citoyens de seconde zone.

Les pauvres des campagnes sont simplement traités comme des serviteurs, car ils servent de garde-manger à la ville. De leurs territoires doivent provenir les matières premières pour les projets d’extraction qui maintiennent l’économie du pays. « Ne touchez pas à ma maison et à ma ville, mais faites ce que vous voulez avec les leurs », semblent penser les gens. Et lorsqu’ils défendent leurs territoires, ils sont traités comme des criminels. On les traite d’anti-développement, alors que tout ce qu’ils veulent – en particulier nos communautés autochtones, andines, amazoniennes et côtières ― c’est de maintenir leurs moyens de subsistance, la forêt et les écosystèmes qui captent et génèrent l’eau dans les sources des bassins fluviaux. Elles demandent aussi simplement le respect de leur mode de vie.

D’un côté, on parle de progrès en matière de droits de l’homme, mais de l’autre, les communautés autochtones ne voient que peu d’avancées. Nous considérons leurs territoires comme des marchandises. Nous ne respectons pas leur relation spirituelle et culturelle avec la nature, alors que nous devrions vraiment nous préoccuper de les récupérer pour protéger notre maison commune, comme le pape François nous y invite dans l’encyclique Laudato Si’.

Je le mentionne tout particulièrement parce que l’éphémère gouvernement de Pedro Castillo a montré que des niveaux élevés de racisme, de discrimination et de mépris persistent parmi certains membres de la population péruvienne au style de vie riche en excès qui veulent maintenir leurs privilèges par rapport au grand nombre de personnes qui vivent dans la pauvreté, souvent extrême, ceux que le pape François appelle les « rejetés » de la société.

Nous avons également constaté que la corruption est omniprésente à tous les niveaux. Les anciens présidents Fujimori, Toledo, Humala, Kuczynski et maintenant Castillo ont été jugés ou condamnés pour corruption. L’ancien président García s’est suicidé pour éviter de purger une peine de prison. Cette corruption provient de tous les niveaux. Mais ceux qui ont le pouvoir économique dans le pays, qui sont le pouvoir de facto, qui gèrent le pouvoir politique, vous pouvez constater qu’aucun d’entre eux ne purge de peine. Ils continuent à défendre leurs intérêts en toute impunité, à utiliser leur monopole sur les médias et, comme se vantait un oligarque péruvien, à « placer et destituer les présidents. »

Compte tenu de tout cela, il faut dire que la destitution de Castillo ne résout pas la crise politique, qui est structurelle. En écoutant les gens dans tout le pays et les manifestations sociales qui se multiplient, il est évident que pour l’instant, ce que les médias corporatifs tentent de dissimuler, comme ils l’ont fait du temps de Fujimori, c’est la demande d’élections générales anticipées.

C’est avec inquiétude que j’entends certaines personnes et institutions de la société civile dire que la présidente Dina Boluarte restera au pouvoir jusqu’en 2026, ou que certains ministres sont bons. Si le gouvernement doit continuer à fonctionner parce que le pays doit répondre à ses besoins, on ne peut ignorer qu’il faut changer au plus vite un Congrès qui est la principale cause de la crise politique. C’est un Congrès plein d’intérêts économiques et privés, et très loin de ce dont le pays a besoin. Il est clair qu’il avait déjà conclu un accord avec Mme Boluarte pour prendre la présidence, et que les nominations de nombreux membres du nouveau cabinet font partie d’une négociation politique.

Le président du Congrès José Williams et son conseil d’administration savent que le discrédit dans lequel les tient le peuple, qui dépasse celui de l’ancien président Castillo, ne leur permet pas d’assumer la présidence. C’est une raison de plus pour laquelle, bien qu’il n’y ait aucune perspective actuelle de nouvelle direction, ils ne peuvent pas faire la sourde oreille aux sentiments du peuple péruvien.


  1. Dans son roman de 1971, El zorro de arriba y el zorro de abajo, le romancier, poète et anthropologue péruvien José María Arguedas a critiqué l’impact de la modernisation et de l’urbanisation rapides sur des communautés andines autochtones.
  2. Dans le roman El mundo es ancho y ajeno, publié en 1941, le journaliste et politicien Ciro Alegría Bazán décrit la lutte pour la survie d’une tribu autochtone dans les Andes péruviennes.
  3. En 2003, la Commission Vérité et Réconciliation du Pérou a rapporté que jusqu’à 77 552 personnes avaient été tuées et des centaines de milliers avaient été déplacées par les conflits internes des années 1980 et 1990. Elle a impliqué dans ce bain de sang l’armée, la police et d’autres organismes d’État des gouvernements de l’époque, notamment celui d’Alberto Fujimori.

Effectuez votre recherche

Restez informé·e

Ne manquez rien sur le travail de nos partenaires internationaux ou sur nos campagnes de sensibilisation et de mobilisation.

Inscrivez-vous dès maintenant à notre infolettre.